Jaroslav Hašek : le nez rouge de la révolution (2025)

Culture

Par cedricdarras le 24 février 2025 ( Poster un commentaire )

Jaroslav Hašek (1883-1923) s’est placé sous le signe de la farce: sa vie, son œuvre, ses personnages. Mais l’absurde qu’il met au jour n’est pas le produit de son imagination. Il est celui du réel, une fois son vernis dissous par l’humour corrosif du Tchèque. Dès lors, rien de plus sérieux, de plus nécessaire et de plus vrai que la subversion joyeuse, qui doit inspirer tant la contestation que la construction d’une nouvelle société.

Avec Hašek, l’ubuesque n’a pas de limite. Le Tchèque est né la même année que Kafka. Il meurt avant ses quarante ans, un an plus tôt que l’auteur de La Métamorphose, comme pour lui damer le pion. Raté: le centenaire de Kafka aura été particulièrement célébré, quand le sien est passé relativement inaperçu hors de République Tchèque, où le personnage de Chvéïk est une sorte de héros national. Une ironie qu’il aurait évidemment goûtée.

Contemporains, ces Praguois se sont à peine effleurés. Ils fréquentent tous deux le Café Montmartre, dans le centre de Prague. Mais, semble-t-il, ils ne s’y sont pas rencontrés. Ils avaient, pourtant, beaucoup à partager. Tous deux décrivent et mettent en scène la décomposition de la monarchie habsbourgeoise (comme Musil, Roth ou Zweig). Tous deux dénoncent la mécanique froide des États modernes et la montée bureaucratique de leurs administrations, qu’il s’agisse de l’armée ou de la justice. Tous deux s’intéressent dans leur jeunesse aux idées socialistes et fréquentent des cercles anarchistes. Jean Boutan les classe dans une même «tradition picaresque centre-européenne», à laquelle appartient également le pamphlétaire Karl Kraus. Quant à l’écrivain Bohumil Hrabal, il s’amuse avec un journaliste à dresser le portrait d’un écrivain «hiéroglyphe», «splendidement monstrueux et tendre […] et en même temps tellement vivant, tellement présent, dadaïste et réaliste à la fois […] et qui a disparu à l’âge de quarante ans». Son interlocuteur avance: «Vous parlez de Kafka?» et Hrabal de s’enflammer: «Hašek! Hašek! Jaroslav!»

Jaroslav Hašek (1883-1923)

Après leur mort, un lien rattache encore les deux auteurs. Brod, exécuteur testamentaire de Kafka, a aussi cherché à faire connaître et éditer les aventures de Chvéïk à l’étranger.

Mais si les vies de Kafka et d’Hašek présentent de troublantes similitudes, leurs destinées, comme leurs armes littéraires, ont fortement divergé.

Jaroslav Hašek grandit dans la précarité. Son enfance a tout du roman social larmoyant: une dizaine de déménagements pour impayés, un père alcoolique qui meurt prématurément, une mère qui tente de rester digne, mais échoue à maintenir son rejeton dans le droit chemin.

Hašek abandonne les études à quinze ans, occupe divers emplois, est renvoyé pour alcoolisme. L’homme peine à se poser. Il écrit pour des journaux anarchistes et satiriques et est censuré à de multiples reprises. En 1905, il s’enthousiasme pour la révolution russe et décide d’apprendre le russe et de s’habiller à la russe. En 1907, il est arrêté lors d’une manifestation anarchiste. Il effectue de nombreuses pérégrinations en Europe de l’Est et dans les Balkans, vivant parmi les marginaux.

En 1911, à l’occasion d’élections partielles au Reichsrat de Vienne, Hašek fonde avec des amis le Parti pour un progrès modéré dans les limites de la Loi. Leur but: ajouter l’agitation à la confusion, se moquer de la phraséologie politique creuse, notamment de celle des sociaux-démocrates. Avant Dada, Hašek invente donc le happening politique. Le Parti, qui se complaît dans l’autodérision, s’honore des déroutes les plus cuisantes et lance les mots d’ordre les plus farfelus: «Électeurs, protestez par votre participation aux urnes contre le tremblement de terre au Mexique!» ou «Un aquarium de poche offert pour chaque électeur!». Il vante Colomb, le plus illustre de tous les Tchèques, parti de Gênovitz. C’est que toute cette opération est aussi un prétexte à beuveries. Pour autant, si ses adversaires ne s’inquiètent pas de ses scores électoraux, la plume d’Hašek est redoutée. Le trublion sait, en quelques formules, faire rire des plus puissants.

«Kafka et Hašek dénoncent la mécanique froide des États modernes et la montée bureaucratique de leurs administrations, qu’il s’agisse de l’armée ou de la justice.»

Éditions La Baconnière, 96 p.

Dans la même période, Hašek rencontre Jarmila. Sa belle-famille n’accepte le mariage que si le jeune homme s’installe. Jaroslav met donc ses engagements en pause et accepte un poste de bureau. Mais ses mauvaises habitudes le rattrapent vite. Il trempe dans diverses affaires louches, devenant vendeur des chiens, des chiens parfois volés et dotés de faux certificats de race. Employé par la revue de vulgarisation du Monde des animaux, il est renvoyé parce qu’il invente des animaux imaginaires présentés comme réels aux lecteurs. Son mariage tourne à la catastrophe. La vie bourgeoise et la sobriété lui pèsent. Il commet une probable tentative de suicide depuis le pont Saint-Charles.

Hašek est mobilisé en 1915. Il aurait alors capturé 300 prisonniers à lui seul (au mieux des soldats russes voulant se rendre). Mais, à son tour, il est fait prisonnier deux plus tard, n’ayant, très vraisemblablement, pas vraiment montré une grande volonté de fuir face à l’ennemi. Il rejoint alors Les légions tchécoslovaques. Mais quand celles-ci entrent en conflit avec les bolcheviques, il rallie ces derniers et rejoint Moscou. En 1919, il est nommé secrétaire de la section étrangère du PC à Oufa. En 1920, il est envoyé en Tchécoslovaquie, pour aider la République des conseils de Kladno. Mais Hašek ne se comporte pas comme un apparatchik et il reste lucide quant aux absurdités du régime qui se met en place. En témoigne l’hilarant recueil de nouvelles de ses Aventures dans l’Armée Rouge. Personne ne l’épargne à son retour à Prague, pas même la gauche. Il est harcelé par la presse et est poursuivi en procès pour désertion et pour bigamie, Hašek s’étant remarié en Russie, sans avoir divorcé de sa première épouse.

Malgré ces difficultés, la roue semble tourner favorablement pour l’écrivain. En 1921, il connaît enfin le succès, avec le feuilleton des aventures de son brave soldat Chvéïk. Pour la première fois, il reçoit des revenus lui permettant d’envisager de vivre confortablement. Son décès, en 1923, alors qu’il est âgé d’à peine quarante ans, apparaît alors comme un coup du sort bien ironique. D’ailleurs, tout le monde croit d’abord à une nouvelle blague à l’annonce de sa mort. Toute sa vie, Hašek ne s’est-il pas amusé à inventer de fausses nouvelles et à se mettre en scène? Mais, pour la première et la dernière fois, Hašek était sérieux.

Hašek s’est essayé à de multiples registres. Jeune, il publie des poésies. Il travaille longuement pour la presse, qu’il s’agisse de presse politiquement engagée ou non. Au nom du Parti pour un progrès modéré dans les limites de la Loi, il rédige des tribunes et déclame moult discours arrosés. Avec les Aventures dans l’Armée Rouge, il couche par écrit ses souvenirs de guerre. Mais c’est dans le genre de la nouvelle qu’il excelle. Pour une bonne entrée en matière, le lecteur francophone pourra se reporter au Guide du «Rien» et autres histoires. La sélection reprend des nouvelles, tirées d’un corpus particulièrement volumineux et dont la publication s’étale sur près de vingt ans.

Éditions La Baconnière, 208 p.

Enfin, Hašek accède à la célébrité avec un feuilleton qui deviendra roman: LesAventures du brave soldat Chvéïk, suivies des Nouvelles aventures du brave soldat Chvéïk, avec des intrigues plus développées, et des inachevées Dernières aventures du brave soldat Chvéïk.

Malgré cette diversité de genres, l’œuvre d’Hašek dégage une impression de profonde unité. On y retrouve souvent le même type de personnages. Ici, pas de figures héroïques, pas de modèles à suivre. Hašek s’intéresse aux vies du quotidien et aux destinées décalées. Les sains finissent à l’asile, les aliénés sont libres. Mais, en fait, tout le monde est à la fois sain et aliéné. Les prêtres sont débauchés, les juges ivrognes, les éditeurs véreux, les journalistes s’intéressent avant tout au «cri mystérieux, surgi des profondeurs de l’eau et déchirant le silence nocturne», plus rémunérateur («seize sous la ligne»), les aumôniers ronflent, pètent et rotent. Quant aux soldats, ils déploient mille ruses pour aller à l’infirmerie et éviter les combats.

«Avant Dada, Hašek invente donc le happening politique.»

L’autre élément qui relie l’œuvre d’Hašek à la vie, c’est qu’elle est en prise directe avec les événements du temps. Ses nouvelles mettent en scène des élections réelles, la modernisation du pays, la Première Guerre mondiale ou, encore, la révolution russe.

Quant au style, Hašek revendique d’écrire comme les gens parlent. À l’instar d’un Barbusse ou d’un Céline, ses textes portent de nombreuses marques d’oralité. On peut par exemple rappeler ici l’incipit des Aventures du brave soldat Chvéïk, parmi les plus célèbres de la littérature tchèque, et qui évoque l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo: «Et voilà. Ils nous ont tué Ferdinand.»

Enfin, si l’œuvre d’Hašek est en prise son temps, elle l’est aussi avec l’auteur lui-même. On peut relever de nombreuses similitudes entre ses personnages et sa propre vie: tentative de suicide au pont Saint-Charles, petits escrocs, grandes gueules… L’auteur, qui prétend ne pas pouvoir écrire sans boire, ne fait pas pour rien de la bière et des brasseries des motifs récurrents de ses histoires.

Hašek s’attaque à toutes les autorités et toutes les conventions. Il se moque des plus hauts personnages de la monarchie et s’en prend à la censure et à la police politique. Ses critiques sont formulées en des termes qui ne permettent aucune négociation. Par l’humour, c’est au fondement même de l’institution qu’il s’attaque. Dans «La Grève du crime», les malfaiteurs cessent toute activité. La société s’effondre. Les journaux ne se vendent plus. La névrose gagne les policiers et les juges. La crédibilité des fonctionnaires de la préfecture, payés à ne rien faire, est entamée. «Même l’Église ne se mettait plus rien dans les poches.» Un journal va jusqu’à proposer une forte prime à qui commettra un crime, en vain. Le gouvernement envisage alors de subventionner le crime et le président du tribunal mène une manifestation: «nous voulons du travail!»

Hašek est anticonformiste, anti-bourgeois. L’asile d’aliénés lui apparaît paradoxalement comme le seul lieu de réelle liberté. On peut y faire et dire ce que l’on veut: «Y’a une de ces libertés, là-bas, que même les socialistes n’auraient pas pu imaginer.»

Éditions Gallimard, 352 p.

Hašek conspue le militarisme (avoir reçu un diagnostic de «crétinisme» n’empêche pas Chvéïk d’être intégré dans l’armée…) et il défend le pacifisme. Pour lui, la guerre oppose de pauvres bougres des deux côtés de la ligne de front, lesquels ont plus en communs les uns avec les autres qu’avec leurs propres chefs. Il trace par exemple le portrait d’un mathématicien vacataire qui vole la montre de son officier pour aller en prison et ne pas faire la guerre, car il «considérait comme parfaitement idiot le fait d’aller tirer des shrapnells et des obus afin de tuer, de l’autre côté des lignes, d’autres malheureux mathématiciens, vacataires comme lui.» Dans une comparaison implicite, la hiérarchie des bordels apparaît comme plus fonctionnelle et plus sérieuse, au fond, que celle de l’armée. Quant au patriotisme des affiches militaires et des textes propagandes, sous la plume d’Hašek, les soldats s’en servent «pour rouler des cigarettes avec du tabac de pipe ou leur réservaient un usage encore plus approprié.»

«La plume d’Hašek est redoutée. Le trublion sait, en quelques formules, faire rire des plus puissants.»

Hašek lance également de fréquentes attaques anticléricales: «la Grande Guerre, cette vaste boucherie, ne pouvait pas avoir lieu sans la bénédiction des prêtres. Les aumôniers de toutes les armées priaient et célébraient la messe pour la victoire du camp dont ils mangeaient le pain.»

Mais si les thèmes abordés par Hašek valorisent «le» politique, ils conspuent «la» politique. Sa critique ne se fait pas contre une domination pour une autre, contre un conformisme pour un autre. Le soldat Chvéïk, d’anti-héros devient subversif. Son idiotie sert de révélateur de l’idiotie de ceux qui l’entourent: officiers, prêtres… Sa bêtise finit toujours par le sauver et à de nombreuses reprises, sa simplicité apparaît comme bien plus censée que les manœuvres retorses de ses supérieurs.

Par là, Chvéïk est le détonateur d’une contestation non-récupérable. Tous les pouvoirs s’effondrent face à son innocence désarmante. Quant à son attachement aux soucis du quotidien (boire, manger, dormir…), on peut y voir une forme de matérialisme populaire qui permet de se défendre contre les aliénations idéologiques. Et si chez Hašek le peuple n’apparaît pas comme un contestataire conscient et politisé, il est un opprimé débrouillard qui, passivement mais efficacement, défie les autorités.

On retrouve ces intentions dans le récit de ses Aventures dans l’Armée Rouge. Le personnage principal d’Hašek, inspiré de ses propres aventures, défend fermement ses idées, mais sans en être dupe. Conscient que les meilleures intentions du monde peuvent mener au précipice, il tente d’être à la fois combatif et lucide. Il ne fuit pas le combat, mais s’oppose aux nouvelles hiérarchies, aux nouvelles formes de langage politicien. Il refuse de sacrifier une vie pour un mot d’ordre.

Éditions Gallimard, 1969, 288 p.

Hašek meurt sans avoir terminé les aventures de Chvéïk. Il est vraiment increvable, ce brave soldat qui survit à son auteur! Pour autant Hašek ne disparaît pas. Certes, il n’a pas accédé à la même notoriété que son contemporain Kafka. Déjà, en 1983, Le Monde regrettait que le centenaire de sa naissance ait été «un peu trop dédaigné». Mais il est lu et diffusé par les avant-gardes expressionnistes et dadaïstes allemandes. Les aventures de Chvéïk sont publiées dans L’Humanité en feuilleton, en 1931, ainsi qu’aux États-Unis, par un journal libre-penseur de la communauté tchèque. Elles seront également poursuivies par Brecht (Schweyk dans la Deuxième Guerre mondiale, 1957).

«Hašek se moque des plus hauts personnages de la monarchie et s’en prend à la censure et à la police politique.»

Impossible, également, de ne pas voir en Hašek un des inspirateurs de L’Escadron blindé de Škvorecký. De fait, comme le note Petr Kral, Hašek est l’un des pères d’une littérature tchèque contemporaine, empreinte d’ironie (Kundera loue le «sourire béat» de Chvéïk) et de souci du concret. La veine qu’il a ouverte ne s’est donc pas refermée.

Hašek est mort, vive Hašek!

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